mardi 19 février 2008

Félix

"Un petit et un grand. Deux hommes qui allaient à pied. D'abord le petit, voilà comment il était.
Un gros gilet de laine noire sur ses petites épaules. Un grand sac de toile blanche par-dessus. Sur sa tête grise, un petite casquette de marin. Et ses cheveux dépassaient dessous.
Il suivait le poète avec son sac. Le poète marchait le premier et disait : "Prends", et le petit vieux prenait la pensée ou l'image que lui avait montrée le poète et la fourrait dans le sac.
A la poste, ils entraient tous les deux, à la chaleur, pour faire le compte de ce qu'ils avaient rammassé et remplir leurs commandes.
Le poèete fouillait le sac et disait : "Celle-là, on va l'envoyer à mon oncle qui est dans les affaires et qui l'attend, celle-ci à l'amoureuse qui se meurt à l'hôpital, celle-là au cultivateur que l'on a chassé, et la plus jolie au fils de X qui est en prison." Parfois, ils faisaient de bien mauvaises journées. Rien. Toutes les images étaient gelées ou mortes ou pourries. Alors, ils rentraient bredouilles. Mais certains soirs, le sac était plein à crever.
Or, deux hommes forts, vêtus de cuir et d'étoffes avec des casquettes de chef, sont venus à eux et ont dit : "Finie la vie que vous menez, il faut faire de l'argent comme tout le monde et rentrer dans l'ordre."
Au petit vieux, on donna un camion et on lui dit "Roule et travaille". Et on lui arracha son sac.
Le poète, on le mit dans un bureau du ministère, derrière des fiches et on lui dit : "Rends service, remplis les fiches et gagne ton pain."
Ce n'était pas le bon calcul.
Ne recevant plus d'idées neuves, d'images ou de pensées (à part quelques rognures usées, des redites fades et contrôlées), l'amoureuse est morte, le cultivateur chassé est mort, les fils en prison est mort, l'oncle dans les affaires est mort, le petit vieux s'est jeté en bas d'un précipice avec le camion du gouvernement. Le poète remplit des fiches dans le bureau du ministère et les deux brutes sillonnent les routes, revolver au poing, surveillant ceux qui pensent ou qui flânent.
C'est un pays muet, aux villes tristes, où le monde claque des dents de froid et de peur et fait semblant d'être heureux."

On devrait toujours avoir un bon livre de ce cher Félix Leclerc à portée de main. Je vous conseille particulièrement Le Fou de l'île. Je suis même prête à l'envoyer aux victimes de la massification des réseaux de librairie et autres chaînes de bouquins pré-mâchés.

Aucun commentaire: